Lorsque les colonisateurs belges ont renforcé leur emprise politique sur le Burundi en limitant les pouvoirs de son monarque, ce ne sont pas des hommes qui se sont révoltés… Ils ont préféré garder le silence et exécuter les ordres édictés par l’occupant. Au contraire, en 1934, c’est une femme hutu qui a déclenché une révolte populaire, à Ndora, au nord-ouest du pays. Connue sous le pseudonyme d’Inamujandi, mais aussi sous de nombreux autres surnoms tels que Ruhigi, Inamana et Rudahindahetwa, comme nous pouvons le lire sur un document numérisé aux archives belges que nous a confié Christine Deslaurier, cette femme a lancé en septembre 1934 une révolte aussi spectaculaire qu’impressionnante.
Charismatique, adulée et même déifiée par la population locale, mais considérée comme une « sorcière » par les colonisateurs, la surnommée Inamujandi, de son vrai nom Ndaronogeye, a conduit pendant plusieurs semaines un soulèvement contre les autorités coloniales et leurs collaborateurs burundais. Elle a ordonné à ses partisans d’incendier les rugo (résidences traditionnelles du Burundi) de plusieurs princes Batare (une branche de la famille royale) qui dirigeaient des entités dans les chefferies de Baranyanka, dans le territoire de Ngozi, et de Muhitira et Bacinoni, dans la chefferie d’Usumbura. Selon la documentation judiciaire disponible aux archives belges, environ 400 huttes auraient ainsi été brûlées entre septembre et novembre 1934 par des foules surchauffées sous ses ordres ou ceux de ses proches collaborateurs. Les révoltés auraient aussi pillé du bétail chez les princes et des habitants locaux victimes de représailles parce qu’ils soutenaient les premiers. Lors de son arrestation, on a ainsi saisi dans sa résidence de la colline de Rukore plus de 70 vaches et une centaine de têtes de petit bétail. Grande stratège, elle avait aussi ordonné la destruction des ponts sur la route entre Irabiro et Ndora pour stopper ou du moins ralentir le mouvement des agents de l’ordre de l’administration belge. Quatre d’entre eux avaient ainsi été trouvés endommagés et inutilisables le 28 septembre 1934.
Finalement arrêtée avec plusieurs de ses partisans et conseillers, et jugée le 5 novembre 1934 au tribunal de Gitega, la capitale de l’administration coloniale, elle avait été condamnée à 20 ans de prison. De 1934 à 1946, elle a ainsi passé toutes les années de la Deuxième Guerre mondiale derrière les barreaux. Pendant que le reste du monde était plongé dans l’abîme suite au délire meurtrier que lui imposaient Hitler et les nazis, Inamujandi enchaînait en détention les punitions disciplinaires. En janvier 1935, année où Hitler décida le réarmement de l’Allemagne pour préparer la guerre, Ndaronogeye passa 10 jours au cachot pour avoir refusé de travailler et désobéi au règlement pénitentiaire. Quelques années plus tard, le 9 février 1939, alors que le monde avançait inexorablement vers la guerre, Inamujandi dormit à nouveau deux nuits au cachot pour avoir fumé du tabac et en février 1942, elle y retourna encore pour deux nuits, parce qu’elle était en possession d’objets prohibés en détention. À ce moment-là, l’Europe était occupée et le désespoir abattait le vieux continent où la mort rodait partout, mais aussi des voix de résistance s’élevaient, comme celle de Nehru déclarant que l’Inde n’accepterait jamais de se retrouver sous la souveraineté allemande ou japonaise. Inamujandi était-elle très agitée et comme Nehru souhaitait-elle soutenir les Belges malgré tout au Burundi ? Certains croient en tout cas que les objets avec lesquels on l’avait trouvée étaient des protections contre des fantômes de la mort.
Douze ans après sa condamnation et après plusieurs rejets, Inamujandi bénéficia d’une libération conditionnelle en janvier 1946, dont on a la trace dans les archives. Elle était libérée mais assignée à résidence bien surveillée. Dans la note portant avis favorable du Résident de l’Urundi, ce dernier écrivait : « Pour des raisons d’opportunité politique, j’ai estimé que ce lieu [de résidence surveillée] doit être au Busoni, chefferie Ntidendereza, territoire de Muhinga, pays de Batutsi adversaires des théories professées par la Mujande ». Un mois plus tard, le même Résident Schmidt expliquait au Gouverneur que « la femme Mujande est vieille et caduque et qu’il lui sera absolument impossible de subvenir par elle-même à ses besoins soit en cultivant soit par tout autre moyen », et lui demandait une ligne budgétaire pour son entretien une fois arrivée dans la chefferie où elle allait être reléguée. Celle-ci était éloignée de celle où elle avait conduit son soulèvement, mais était aussi dirigée par un prince issu de la lignée des Batare, par ailleurs fils du chef Baranyanka qu’elle avait contesté. En attendant qu’une solution soit trouvée pour sa subsistance en chefferie Busoni, le Gouverneur recommanda de la garder encore un moment en prison et une instruction fut transmise par le Résident Schmidt au gardien de prison le 13 février 1946 lui demandant « de continuer à l’héberger et à la nourrir à la prison de Kitega ». La maison d’arrêt semble ainsi s’être momentanément transformée en hôtel pour Inamujandi qui, on l’imagine, brûlait d’envie de liberté !
Inamujandi fut finalement reléguée au Busoni. Mais malgré son âge, le feu de la liberté ne la lâchait pas, il la consumait sans s’arrêter. C’est pourquoi après trois années de résidence sous surveillance, la brave Ndaronogeye-Rudahindahetwa-Ruhigi-Inamana parvint à faire faux bond aux autorités en s’évadant de la chefferie du Mutare Ntidendereza et disparu des radars coloniaux pour toujours. Les archives sont a priori muettes, à moins d’une future découverte, sur ce que fut la suite de sa vie. On sait juste que les autorités coloniales la recherchèrent en vain et l’on espère bien que dans sa nouvelle vie clandestine elle a pu vivre l’indépendance du Burundi, elle qui s’était tant battue pour la liberté du Burundi et devant tous les hommes.
Dans un autre registre, 60 ans après la révolte d’Inamujandi, une autre femme burundaise a surgi à Ruyigi, à l’est du pays cette fois-ci. Par un acte singulier de courage, Marguerite Barankitse, puisque c’est d’elle dont il s’agit, s’est battue contre une culture de la mort qui avait envahi tout un peuple et opposait Hutu et Tutsi dans une terrible compétition pour s’anéantir mutuellement. « Maggy », comme on l’appelle, nous a encore donné une belle leçon de bravoure féminine en affrontant les angoisses de la guerre en 1993. Cette brave femme tutsi a défendu sans aucune concession de nombreux enfants hutu terrés avec leurs parents à l’évêché de Ruyigi, telle une lionne au milieu de ses petits. Les parents n’ont pas eu de chance face aux jeunes Tutsi ivres de haine et de vengeance contre de pauvres Hutu innocents. Et les hommes de Ruyigi ont eu pour seul courage celui d’observer depuis leur fenêtre le face-à-face entre Maggy et une cohorte de jeunes en furie qui n’avaient qu’une envie, celle d’anéantir les enfants, pour la seule raison qu’ils étaient Hutu. Ces jeunes criaient vengeance après que des villageois hutu des collines de Ruyigi aient massacré leurs voisins tutsi à l’annonce du coup d’État contre le premier président hutu démocratiquement élu, Melchior Ndadaye, et de son assassinat. Maggy leur a tenu tête et les a fait reculer, de sorte que des mômes ont eu la vie sauve. Et ce alors que des hommes ventrus aux fesses rebondies se cachaient dans leur maison, tels des chiens la queue entre les pattes. Plus tard Maggy est devenue la mère de milliers d’orphelins de guerre à qui elle a rendu le sens et la joie de vivre.
Cette révolutionnaire de l’humanitaire qui résiste encore et toujours aujourd’hui contre une société criminelle avait eu des émules. Dans l’histoire du Burundi, outre Inamujandi dont on a parlé, des femmes illustres se sont battues pour la liberté et une société juste. La reine Ririkumutima en fait partie. Elle est parmi ces femmes qui traversent notre histoire dans leur rôle et la résistance. Bien avant nos illustres héroïnes cette femme de pouvoir a maintenu intact le pouvoir traditionnel par une ténacité que beaucoup de récits qualifient de sournoise. Elle a été régente du royaume du Burundi pendant la période qui a suivi la mort de son époux le mwami (roi) Mwezi Gisabo, avec pour interlocuteurs les Allemands qui occupaient le pays alors que le roi Mutaga Mbikije n’avait pas encore atteint l’âge de régner. Elle l’a été à nouveau à partir de 1915 à la mort de ce dernier, en attendant que son successeur, le jeune Mwambutsa, soit en mesure de diriger le royaume. Très protectrice pour ses fils mais impitoyable pour ses adversaires ou ennemis politiques, celle qui était la femme préférée du mwami Mwezi Gisabo a donné du fil à retordre aux colonisateurs. La reine qui se couchait tôt, dès 20 h, et se levait tôt, dès 5 h, était d’attaque dès avant le lever du soleil pour s’occuper des affaires de l’État. Par une perfide méthode de subversion, elle a réussi à retarder les réformes voulue par les colonisateurs, même si elle n’a pas pu les empêcher complètement. Ainsi, lors de nombreuses rencontres avec les autorités d’occupation belges comme le Gouverneur, le Vice-gouverneur général ou le Résident, elle pouvait passer plus de cinq heures à écouter sans interrompre son interlocuteur avant de finalement poser une seule question qui remettait toute la discussion à la case-départ. C’est cette force tranquille qui a protégé le royaume pendant un moment, ce que les hommes burundais et le roi Mwambutsa n’ont pas réussi à faire.
Partout ailleurs dans le monde, nous savons que le courage des femmes libère des peuples. Nous en connaissons beaucoup à travers les révolutions, qui ont agi quand les hommes étaient anesthésiés par la peur. La Révolution française a par exemple retenu le nom de la courageuse Charlotte Corday. Au moment où le député montagnard Jean-Paul Marat, un révolutionnaire cruel, terrorisait toute la France, cette jeune femme a quitté sa Normandie natale pour se rendre à Paris et assassiner Marat qu’elle tenait pour responsable de l’échec de la Révolution. Après s’être introduite à son domicile par ruse, elle l’a poignardé le 13 juillet 1793. Arrêtée et fière de son geste, elle déclara que la victime était responsable de la « désolation de la France et de la guerre civile qu’il a allumé dans tout le royaume ». Elle fut guillotinée peu de temps après. Ce n’est donc pas un homme qui a réussi à débarrasser la France d’un être qui était devenu nuisible pour son pays.
Qu’elles soient Burundaises, Congolaises, Françaises, Chinoises ou Japonaises… Le numérique a vulgarisé leurs actes de bravoures. Elles ont fait naître le progrès du monde comme elles ont donné naissance à l’humanité.
A.S